Royaume de Belgique
Proclamation à l'armée et au peuple belge de Sa Majesté le roi Albert Ier
donné en Flandre le 21 juillet 1915.
Soldats,
Héros tombés aux champs d'honneurs, morts et blessés glorieux et vous soldats combattants et souffrants à mes côtés sur l'étroit lambeau encore
inviolé de votre terre patriale, laissez-moi vous dire quelle admiration quelle affection j'éprouve pour vous.
Ce n'est pas votre roi qui vous parle, c'est votre camarade, qui gravit avec vous la longue voie douloureuse.Depuis bientôt 12 mois que vous n'avez
cessé de combattre, vous vous êtes couvert d'une gloire immortelle. Vos campagnes de Liège et de l'Yser sont entrées dans l'histoire et
ne s'effaceront plus de la mémoire des hommes.Vous avez souffert, l'hiver dernier surtout, au-delà de ce qu'on peut imaginer, vous avez souffert
depuis l'invasion tous les jours, et dans votre chair et dans votre âme.
Soldats, mes enfants, courage, car ce n'est pas fini.
Il faut vous préparer à voir tarder encore l'heure du châtiment des empereurs criminels et de leurs peuples complexés, qui ont déchaîné sur notre patrie
et sur le monde, cette guerre, la plus atroce, la plus meurtrière, la plus injuste que l'histoire ait enregistrée.La Belgique vivait paisible et heureuse,
amie des arts, de l'industrie et du commerce ; elle était médiocrement armée, elle ne voulait de mal à personne.
Cependant, depuis sept ans les états-majors allemands et austro-hongrois préparaient dans le secret et dans l'ombre propice aux mauvais desseins,
les plans d'une entrée en campagne foudroyante, violant la neutralité belge, passant sur notre corps pour atteindre sans attendre une minute la
France en pleine mobilisation et la crucifier avant qu'elle ait pu organiser sa résistance.Déjà en novembre 1913, lorsque je fus l'hôte de
Guillaume II à Postdam, je compris toute l'étendue du danger qui menaçait notre pays. L'empereur Guillaume II et le général von Molkte me parlaient
d'un ton menaçant pour la Belgique de la nécessité inéluctable d'une guerre entre l'Allemagne et la France, et de leur certitude de succès.
Je compris le but de ces confidences. L'empereur voulait de moi un acte de lâche complaisance de trahison et de forfaiture. La Belgique s'était engagée
d'honneur vis-à-vis des puissances garantes de sa neutralité, de défendre sa neutralité contre tout agresseur quel qu'il fût, elle ne pouvait pas
consentir à l'ouverture de ses frontières, sans forfaire à l'honneur, sans trahir.
L'ultimatum du 1er août de l'Allemagne à la Belgique d'avoir à livrer passage aux troupes allemandes moyennant paiement était un acte de violence
qui crie vengeance.
Bientôt les hordes teutonnes envahirent le sol belge, et commencèrent leur œuvre de destruction de meurtre d'incendie et de pillages. Alors soldats,
vous avez donné au monde le spectacle d'une grandeur héroïque, telle que l'histoire des temps passés n'en a point connu de pareille, et toutes les
nations de l'univers ont tressaillis d'admiration.La défense de Liège comme celle de l'Yser resteront en lettres d'or dans l'histoire de la
Belgique. Gloire à l'armée belge qui osa résister à la plus formidable armée qui ait jamais existé, gloire aux soldats de Liège qui sauvèrent le monde
et la civilisation d'une victoire foudroyante du militarisme prussien.
Soldats de l'Yser!
Vous fûtes à votre tour entre les mains de la providence le glaive qui arrêta définitivement l'invasion teutonne.
Il y a six siècles vos pères écrasèrent dans la plaine de Courtrai à quelques lieues à peine d'ici la féodalité française et fondèrent la
première démocratie du monde. Par quelle glorieuse destinée, fils des héros appelés à combattre la féodalité moderne, le militarisme prussien
qui menaçait de ruiner la démocratie et la liberté.
Je pleure de joie et de fierté à la pensée que je suis votre chef, votre père, votre camarade et que nous fûmes ensemble à la bataille de l'Yser.
Je baise pieusement le drapeau de nos légions, je vous promets de visiter, dès notre retour dans la mère patrie, libérée du joug allemand,
les tombes des héros, d'y déposer les plus belles fleurs et d'y prier avec ferveur.Tout ceux qui auront rejoint les drapeaux, en bravant les dangers
multiples auxquels les exposent la traversée du pays occupé par l'ennemi, seront cités à l'ordre du jour. Soldats sachez bien que mon plus intime,
mon cher désir est de tomber sur le champ de bataille après avoir vu l'aube du jour de la victoire et de la délivrance. Si Dieu m'accordait
cette faveur, reporter sur les mères et en premier lieu sur mon fils aîné le duc Léopold, l'affection que vous avez pour moi.
Peuple belge !
Pour la première fois depuis 85 ans que vous ne fêtez pas le 21 juillet joyeusement et librement, drapeaux et oriflammes claquant au vent de vos rues
ensoleillées la fondation de votre indépendance Nationale.Mais lors de la délivrance sonnera ! L'Allemagne malgré sa puissance, ses 45 ans de
préparatifs guerriers, a entrepris une tâche au-dessus de ses forces. Elle devra évacuer dans quelques mois la Belgique. Elle a manqué le grand coup
qu'elle a voulu frapper. Elle ne combat plus que pour obtenir tout au moins le maintien du statu quo d'avant la guerre pour obtenir une paix honorable,
la restitution partielle de ses colonies, la réouverture des mers à son trafic.
Quelle est la situation ?
Militairement les forces réciproques des belligérants se tiennent à peu près en échec, économiquement et diplomatiquement les puissances centrales succombent.
Il suffira à la Russie de tenir, à la France, à l'Angleterre, à l'Italie de tenir pour ravir à l’ennemi le fruit de ses gigantesques et surhumains efforts.
Mais ils feront plus, ils augmentent tous les jours leurs effectifs de guerre, ils préparent des milliers de canons et de mitrailleuses, leurs arsenaux
travaillent jour et nuit et lorsqu'on discutera la paix, ils seront plus puissants et plus prêts que ne le furent jamais les puissances ennemies.
L'Angleterre et la France ont balayé de toutes les mers du monde les flottes marchandes de l'ennemi. La flotte de guerre austro allemande se cache
derrière l'Heligoland, le canal de Kiel, les côtes de la Dalmatie.
Les ports, les docks allemands et austro-hongrois sont semblables à des cimetières. Leurs grandes sources de vie, leur commerce et leur industrie ne
peuvent plus s'alimenter par l'importation et l'exportation d'outre-mer. C'est la mort économique à brève échéance. L'Allemagne a perdu presque toutes
ses colonies.
Que signifie dans ces conditions l'occupation de la Belgique, d'une petite partie des territoires russes et français ? Que signifie la guerre des sous-marins ?
Sur les 40 000 navires de commerce que l’Angleterre et la France font sortir et entrer nuit et jour dans tous les ports du monde, des sous-marins allemands
n'en ont pas coulé 1 %. Cette guerre de course ne peut amener à aucun résultat décisif. Cependant les puissances amies coalisées continuent de trafiquer
dans le monde entier, elles continuent de gagner de l'argent, de respirer et de vivre.
Le facteur militaire est un facteur puissant, mais il n'est ni seul facteur ni seul prépondérant. L'avenir vous dira qu'il en est ainsi.
Que voulaient donc les puissances centrales par cette terrible guerre qu'elles ont longuement préparée, qu'elles ont voulues,qu'elles ont déchaînée
au moment propice pour eux, par l'ultimatum à la Serbie ?
Ce qu'ils voulaient ?
Ils ne voulaient rien moins que la domination sur toutes les parties de l'ancien monde. Passer sur le corps de la Belgique sans égard pour son droit,
son honnêteté, sa vaillance. Plus tard l'annexer ainsi que des Pays-Bas et ses colonies. Empêcher, par une marche foudroyante, la France de mobiliser,
la vinculer dans deux mois et l’attacher au char des vainqueurs, annexer ses plus belles colonies, défier l’Angleterre et la frapper dans ses œuvres
vives la Manche, l’Egypte et Suez, l’Inde, se tourner contre la Russie avec les forces réunies des 2 Empires centraux. Asservir la Serbie et les petits
états Balkaniques. La Turquie devenue de fait protectorat allemand, déchainerait la guerre sainte des musulmans contre les puissances anglaises françaises
et italiennes, ils descendraient en Egypte, passeraient sur le corps de la Perse affaiblie et désorganisée et s’enfonceraient dans les Indes jusqu’en Chine.
Quel champ d’affaires, d’exploitation, que de puissances pour la caste militaire, financière ; quel rêve et quelle fortune !
Ajoutez- y les 75 ou 100 milliards d’indemnité qu’auraient eu à payer les nations vaincues. Que d’or en perspective !
Belges !
Vos soldats furent les premiers artisans de l'échec de ce gigantesque raid de brigandage et des spoliations des peuples. C'est pourquoi l'ennemi conscient
des conséquences de l'obstacle imprévu pouvait avoir, vous a fait souffrir plus qu'aucune autre nation envahie n'a souffert. Sa colère a été terrible et
son dessein de faire régner la terreur dans votre âme par des cruautés et des massacres sans nom apparaît évident à tout homme sensé qui observe ce qui
s'est passé dès les premiers jours de l'invasion, jours de massacres systématiques.
L'ancêtre de Guillaume II dont celui-ci est responsable et solidaire avait juré de respecter et de défendre notre neutralité. Guillaume II l'a violée et
anéantie. C'est le gardien de la chose qui s'en est fait le voleur. C'est le parrain qui a étranglé son filleul, ils ont comme a dit un poète :
« Etrangler la pauvre fille après l’avoir violée. Ils ont mutilé son corps, ils l'ont dépouillée de ses vêtements, de ses bijoux et de sa bourse.
Plus même ! Ils ont voulu la déshonorer aux yeux des honnêtes gens en disant qu'elle s'était donnée à un autre avant d'avoir été prise par eux ! ! ! »
Infâme et hypocrite mensonge, souillure ineffaçable de ce glaive que Guillaume ose dire sans tache. Pourquoi cette atroce calomnie ? Pour atténuer l'horreur
qu'inspirait le martyr de la Belgique innocent au monde civilisé.
Belges !
Quel est celui d'entre vous qui oserait encore prétendre qu'en donnant notre sang et notre or pour défendre notre patrie contre cette lâche agression,
nous avons mal fait ? Quel est celui qui oserait soutenir qu'il fallait accepter les 30 deniers de Judas : laisser passer et trahir ?
Quel est l'insensé qui devant une agression aussi ignoble que sanglantes de notre pauvre pays ose croire que c'est pour l'Angleterre que nous nous battons !
Peu nous importe que l'Angleterre en défendant notre neutralité, soit en premier lieu mue par l'instinct de conservation propre ! Il n'en est pas moins vrai
que c'est l'Allemagne qui nous torture et que de l'Angleterre nous n'en avons rien à craindre et tout à espérer. L'Angleterre ne nous a jamais fait aucun mal,
elle nous a toujours soutenus. Une noble partie de la presse germanique cache à grand-peine ses convoitises et étale de son vif désir " Si tout
va bien" d'annexer brutalement la Belgique.
Belges de tous les partis politiques ! Observez la trêve conclue lors de l'heure tragique de l'ultimatum allemand. Pansez les blessures de votre
malheureux pays, le relever, l'aider, le secourir doit être l'unique préoccupation actuelle.
Flandre! O Flandre Illustre, ne vous laissez pas induire en erreur par un ennemi perfide qui semble flatter votre amour légitime pour votre langue
maternelle afin de semer la division entre vous et vos frères wallons, de s'appuyer sur quelques égarés pour pouvoir affirmer que le pays désire l'annexion
ou tout au moins la tolérerait aisément.
Souvenez-vous du sort de la Pologne sous le joug allemand, l'enfant n'y peut même pas dire ses prières en sa langue maternelle sans que ses parents
soient jetés en prison. Écouter la voix de votre grand écrivain Stijn Streuvels ! Que vous dit-il ? « Si nous étions annexés à l'Allemagne, j'ai l'intime
conviction que malgré tous les droits, toutes les libertés reconnues à notre langue, s'en serait fait irrévocablement de l'existence de notre langue
maternelle flamande ». Qui peut en douter ?
Wallonie! Vaillante Wallonie. Penser à la fraternité qui lie vos enfants à ceux des Flandres sur le champ de bataille ; les uns y meurent pour les autres.
Qu'aucune division, je vous en supplie, ne soit possibles ni pendant ni après ces heures d'angoisse et d'épreuves communes. C'est le respect réciproque
des droits de chacun qui doit faire régner la paix et l’harmonie dans la famille belge.
Catholique ! Ne rendez pas la religion responsable de vos malheurs. La sublime doctrine du Christ, toute de paix et d'amour du prochain n'est
encore que sur les lèvres des hommes, elle n'est pas dans leur cœur. Si elle l'était, cette abominable guerre aurait été impossible.
N’apportez aucune foi à ceux qui accusent le Saint-Père Benoît X d'avoir refusé de condamner les crimes des deux empires qui se disent religieux.
Le Saint-Père m’écrivait à moi-même, textuellement peu de jours après son avènement « Mon pauvre cœur de vieillard est rempli de tristesse et d'amertume
à la vue de ces horribles luttes. La violation du territoire belge, les maux cruels dont vous avez souffert sont des faits aussi clairs que la lumière
du jour. C'est jeter injustement l'opprobre sur mon saint ministère que de croire que je puisse éviter de condamner le péché lorsque c'est un puissant
de la terre, un empereur qui s'en est rendu coupable. J'ai même été plus loin mon très cher fils. Je ne veux plus voir célébrer par des Te Deum l'égorgement
de centaines de milliers d'hommes ; cela trouble mon cœur et ma conscience chrétienne. Je ne veux plus m'y associer ni laisser l'église s'y intéresser.
L'église désormais se bornera à administrer les sacrements aux belligérants, ne chantera des Te Deum que pour célébrer le retour bienfaisant de la paix
sur terre ».
Belges !
Que celui ou celle qui né de sang Belge, fraternise avec l'ennemi soit déclaré traître à la patrie, montrer du doigt comme un objet de dégoût,
il ne faut avoir avec les bourreaux de la nation belge que les stricts rapports indispensables à la vie du peuple. Quand je reviendrai
vous établirez certaines responsabilités. Vous arracherez de leur siège les hommes néfastes qui ont conduit la Belgique aux abîmes en lui refusant
les moyens d'organiser la défense nationale. Ils étaient ou incapables ou indignes de gérer la chose publique.
Courage et patience !
Bientôt, de notre terre héroïque, de nos sillons dévastés, de nos villes en cendres, de notre sol fécondé par le sang des peuples civilisés coalisés
contre les modernes barbares,renaîtra radieuse la paix bienfaisante qui répare et qui console et je reviendrai parmi vous.
Je reviendrai glorifier, chérir, commémorer nos héros, nos soldats, nos civils obscurs ou célèbres, morts ou mutilés pour la patrie.
La reine et les princes mes enfants, vous envoient le baiser qu'on envoi à travers l'espace, par la pensée, à des êtres chéris dont on est séparé,
nos petits princes désirent que les écoliers prennent en souvenir de l'affection qui les lie aux enfants belges le jour de congé habituel de
fête nationale le 21 juillet.
Quant à moi, au peuple belge, je vous redis encore une fois mon inébranlable confiance dans l'avenir, c'est le droit et non la force qui régira le monde.
Mon espérance resplendit plus vivante que jamais, de vous revoir, bientôt sonnera l'heure de la délivrance et notre patrie ressuscitera plus glorieuse
plus libre que jamais.